2084 – Boualem Sansal

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2084

Ce dont il se régalait jadis – et dont il se flattait – l’écœurait aujourd’hui : espionner les voisins, houspiller le passant distrait, talocher les enfants, cravacher les femmes, s’agglutiner en foules compactes et sillonner le quartier pour donner spectacle à la ferveur populaire, assurer le service d’ordre des grandes cérémonies au stade et donner de la trique, prêter la main aux bourreaux volontaires lors des exécutions de peines.

Un retour à la lecture après quelques semaines d’errance coupable. Quitte à revenir vers les livres, il fallait que je me ménage, que je reparte en douceur avec du léger, du facile à digérer, du roman de gare, quoi. J’ai bien sûr fait l’inverse absolu puisque je me attaqué au 2084 de Boualem Sansal dont tout le monde dit qu’il aura un prix d’ici quelques semaines et peut-être même le Goncourt. Côté léger, j’ai raté mon coup aussi puisque le roman de l’algérien est plutôt faible en gags, jeux de mots, intrigues policières ou amoureuses. Non, pour mon retour, je me suis attelé à cette fable futuro-apocalyptique qui fait écho à Orwell bien sûr, et qui imagine un monde où la pensée religieuse obligatoire a fini de tuer les derniers éléments visibles de toute humanité. Les guerres saintes se sont succédées, la victoire est là, implacable et universelle. Un seul pays, l’Abistan (du nom du prophète), une seule pensée autorisée et la terreur comme arme quotidienne. Seule la ferveur est acceptable, démonstrative, si possible, le moindre doute vaut châtiment, la moindre suspicion de mécréance, la mort dans un stade. On a tout oublié du passé, de l’histoire avant Abi le prophète, on a tout fait disparaitre pour ne pas encourager la nostalgie d’un ailleurs, voire de faire naître l’espoir d’un autrement. Le peuple vit ainsi, enfermé dans son impossibilité à penser. Il n’y a rien à part les prières, le Gkabul (livre sacré) et la répression.

Ati serait-il le dernier homme, lui qui une nuit découvre le doute ? Traversé par cette pensée, il se met en marche, en quête, redécouvre la vie dans l’espoir de découvrir quelque chose. Au gré de quelques rencontres, il se dit qu’il n’est peut-être pas seul, repousse les limites de son territoire et ouvre sa pensée, quitte à en mourir s’il le faut.

Il découvrait, sans savoir le dire autrement que par un paradoxe, que la vie méritait qu’on meure pour elle.

Étonnant roman qui fait écho à une actualité chargée, 2084 est évidemment une sorte de pamphlet anti-intégriste. On pense bien sûr à Kamel Daoud “La religion pour moi est un transport collectif que je ne prends pas. J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé. », on pense à George Orwell. Je me dis que Boualem Sansal est sacrément courageux de publier ce livre et rien que pour ça (et pour sa qualité quand même…), j’espère qu’il obtiendra le Goncourt que Daoud aurait peut-être dû recevoir l’an dernier. Il va se faire emmerder, c’est certain, se faire traiter de mécréant, peut-être pire, mais dans le monde de l’après-Charlie dans lequel on a appris à vivre, son roman, didactique, faussement alarmiste et qui peut parfois faire penser à un essai, a le mérite de replacer l’homme au cœur de l’équation. J’ai entendu pas mal de journalistes s’inquiéter de la noirceur du tableau dressé par l’écrivain. Moi je retiens surtout  l’Homme  et la petite flamme de l’espoir qui naît une nuit chez Ati et contre qui les totalitarismes, qu’ils soient religieux ou militaires, ne peuvent finalement rien.

2084, Boualem Sansal, éditions Gallimard