Doit-on nécessairement s’ennuyer pour apprécier un bouquin ?
Question perverse à la réponse évidente mais question réelle à la lecture du tant attendu nouveau roman de Jeffrey Eugenides, celui même qui avait obtenu le Pulitzer il y a dix ans pour Middlesex et à qui on doit aussi les Virgin Suicides dont est tiré le film de Sophia Coppola.
Bon. On appelle ça un livre évènement. Un livre qu’il suffit de brandir savamment à l’entrée des librairies, encore un je sais, et qui devrait se vendre tout seul, d’autant que la presse, TOUTE la presse, s’extasie, des Inrocks à ELLE.
Le livre est costaud. 550 pages bien pleines, une montagne à gravir. Pas le genre de bouquin qu’on peut lire d’un œil, le soir, en s’endormant crevé et en pensant à autre chose. Le roman du mariage est profond. Eugenides nous y propose une plongée dans le monde des étudiants intellos américains. Littérature et Philosophie, Roland Barthes et son Fragments du discours amoureux (moi perso, j’ai plus étudié Pierre Barthès à Roland (Garros) que Roland Barthes lui-même), Derrida et Jonathan Culler, débats d’idées sur fond d’acné tardive et (très légère) masturbation intellectuelle.
Mais alors qu’est-ce qui se passe ? qu’elle est l’intrigue ? l’enjeu ?
L’enjeu c’est l’amour et la façon dont il se développe entre trois étudiants, Mitchell, brillant et sage, vaguement mystique (il finira à Calcutta avec Mère Theresa), Madeleine, sage aussi, dans le rôle de la belle ingénue et Leonard, charmant et complètement déglingué, façon maniaco-dépressif qui refuse de se soigner. Les parents, les amis, l’enfance, tout ça, tout ça.
C’est autour de la page 370, alors que l’auteur nous faisait une description par le menu de tous les symptômes de la maladie de Leonard, que je me suis quand même demandé jusqu’à quel point j’étais maso pour accepter de consacrer autant de temps à un ennui programmé…
La réponse est arrivée page 470, comme une révélation heureuse et peut-être aussi comme la confirmation que l’auteur se foutait quand même, gentiment bien entendu, de notre gueule. Extrait :
« Voir Leonard aller mieux était comme lire certains livres difficiles. C’était comme quand on avançait péniblement dans les derniers romans d’Henry James, ou dans les pages sur la réforme agraire d’Anna Karénine, et que, brusquement, ça redevenait captivant et ça continuait de s’améliorer jusqu’à ce qu’on soit tellement emballé qu’on en venait presque à être content du passage ennuyeux précédent car il n’avait rendu la suite que plus délectable. »
Et le pire, c’est que ça marche ! Très judéo-chrétien ça. Il faut souffrir pour jouir ! Les 100 dernières pages s’avalent, car enfin le sort de Leonard, de Mitchell et Madeleine nous intéresse. Mieux, il nous captive, nous qui nous sommes attachés à ces vies qui nous paraissaient pourtant bien ternes au départ…
C’est bien là tout le talent d’Eugenides. Il parvient à sublimer l’ennui et je comprends mieux, après avoir terminé ce livre, le parallèle que les critiques ont fait avec certains grands romans du XIXème siècle. Sauf que le XIXème, Bovary, Jane Austen et les sœurs Brontë, c’était il y a bien longtemps…
Le rythme d’Eugenides, volontairement lent et contemplatif est donc sans doute un peu anachronique. Mais c’est là tout le paradoxe, quand j’ai refermé le livre, je me suis senti un peu triste d’abandonner les personnages à leurs vies. J’ai donc la réponse à ma question initiale. Je suis maso.
Le roman du mariage, Jeffrey Eugenides, éditions de l’Olivier