Mon père était chef de la milice dans le Gers. Ma mère et lui étaient des fascistes convaincus. En août 1944 – J’avais deux mois à peine –Ils se sont enfuis, bébé en bandoulière, d’abord à Sigmaringen, puis en Espagne. La voilà mon histoire. La voilà ma famille.
Je connais Philippe Druillet depuis l’âge de neuf ans. Beaucoup trop tôt pour une rencontre de ce type. Les BD trainaient chez mon parrain, au pied du lit. Il devait avoir 20 ans à l’époque, sa chambre sentait la clope froide et le renfermé. Moi, je feuilletais ses BD, innocemment, au son de Gainsbourg et de Shine on crazy Diamond, des Pink Floyd. Pour le gamin que j’étais, adepte de Boule et Bill, le passage à l’univers de Druillet était un choc. Un choc visuel uniquement, car je ne comprenais évidemment rien aux histoires.
Urm le fou et La nuit m’ont accompagnés pendant toute mon enfance et mon adolescence. Dès que je rentrais dans cette chambre, chez mon oncle et ma tante, je cherchais ces BD, inexorablement attiré par leur folie, leur violence, leur univers de SF cauchemardesque que je ne reliais à rien de connu. J’étais subjugué par l’univers de Druillet au point de reproduire (très mal) certains de ses dessins. Il a toujours été là. Je me revois, gamin en train de feuilleter La nuit, lisant et relisant la préface, comprenant que l’auteur y parlait de la mort de sa femme. Cela ressemblait à un hurlement, toute la BD ressemblait à un hurlement…Je dois à La nuit quelques cauchemars enfantins mais je n’en veux pas à Druillet. Il a ouvert quelques portes et j’en suis très heureux aujourd’hui.
Philippe Druillet, né en 1944, sort un autoportrait. Délirium. L’occasion pour moi de me pencher sur ce fantôme de mon passé. De comprendre ce qui a bien pu passer par sa tête déglinguée pour illustrer une telle apocalypse hurlante. J’ai d’abord relu La nuit. Et puis je me suis lancé dans son récit.
Aujourd’hui, je veux affronter cette histoire familiale, la regarder en face et régler mes comptes avec ce passé. Si j’accepte d’en parler, ce n’est pas de gaité de cœur. Ce qui grouille au fond de moi est immonde.
Ce livre est un coup de poing. L’expression apaisée ou presque d’une vie de souffrance. D’un gamin qui a compris très tôt que ses parents étaient des salopards. Son père était un ami intime de Philippe Henriot, le chef de la milice, qui a été assassiné le jour ou Philippe Druillet est né. D’où le prénom. Les parents de Druillet, collabos convaincus, ont été condamnés à mort par contumace. Le gamin a dû vivre avec ça… Ma mère, je l’ai haïe depuis le début. Je ne l’aimais pas, je ne l’ai jamais aimée.
Origines de la folie. Philippe Druillet n’avait aucune chance de s’en tirer. Soit il reproduisait le schéma paternel, soit il se rebellait et se construisait seul en défiant son passé. Fou, je suis fou. Je la ramène sans cesse. Je monte sur les tables. On me dit de la fermer, et je l’ouvre encore plus. Seul un fou peut dessiner ainsi. Avec Druillet, qui parle de lui à la troisième personne, on quitte le domaine de la BD pour entrer dans celui de l’art. Druillet casse tous les codes, innove, invente, influence, jusqu’à Georges Lucas et son Star Wars universe.
La nuit, opéra BD baroque, cri de douleur, hommage posthume à sa femme morte d’un cancer à trente ans. La descente aux enfers de Druillet qui s’y perdra presque. La Nuit, mon requiem, mon Taj Mahal. Je suis dans un état second. Je ne dors pas. Je mets la musique à fond. Je hurle de douleur. Je bois six bouteilles par jour. Peu d’artistes savent retranscrire la douleur à ce point. On la ressent presque physiquement. Rarement une photo, celle de sa femme coiffée d’une couronne de fleurs, ne m’a hantée à ce point. Elle est là, je la vois, je l’ai toujours vue. C’est bizarre, étonnant, comme certaines images peuvent marquer votre enfance. La folie du dessinateur, ses excès, ont toujours été là.
Druillet est un personnage. Une grande gueule à la Audiard, à la Frédéric Dard, haut en couleurs, toujours prêt à la ramener, quel que soit le sujet. Son verbe est bordélique et précis à la fois. Il passe du passé au présent au sein d’une même phrase. Sa grammaire est différente, unique. C’est un esprit qui bouillonne, un esprit malade et vif à la fois, qui s’est débattu toute sa vie pour adresser le plus beau des bras d’honneurs à son passé. Un héritage qui ne le laissera jamais tranquille.
Quand mon fils est né, je l’ai baptisé Victor. Victor Druillet, comme son grand-père. C’était une façon d’anoblir un prénom souillé. C’était aussi une revanche sur celui-ci. Mon père était une ordure, mon fils est un humaniste. Fin de l’histoire.
Délirium, Philippe Druillet avec David Alliot, éditions les Arènes