Des hommes en devenir – Bruce Machart

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Dean a remarqué qu’il crachait beaucoup, comme si, à onze ans, il avait déjà goûté quelque chose qui lui avait laissé dans la bouche une saveur dont il n’arrivait pas à se débarrasser.

Bruce Machart vient à peine de débarquer. Le sillage de l’oubli , son premier roman, est sorti il y a trois ans aux Etats Unis et Machart est y déjà comparé à Cormack McCarthy et Faulkner. Un futur maître c’est sûr. Mais pas un champion de la déconne. Chez Machart, l’homme est taiseux, tout en douleurs rentrées qu’il ne peut jamais exprimer. Les hommes de Machart sont des rugueux des Prairies, des gars qui crachent par terre, qui ne s’excusent pas, qui vident bières sur bières et qui jouent au dur, quitte à se mentir à eux-mêmes.

Des Hommes en devenir est un recueil de nouvelles où tous ces hommes exposent leurs souffrances, souvent profondes, à travers des épisodes, parfois anodins, souvent tragiques de leurs vies. Ici des chiens perdent la vie, plusieurs. Il est effondré sur le bord de la route, en train de pleurer sur un chien qu’il aimait par-dessus tout.)(Et puis il y a les voitures qui passent à toute vitesse et le souffle qui sans cesse frappe les vitres, et le bruit que tout cela fait vous parvient dément et disloqué, comme la prière dont vous avez du mal à rassembler les morceaux en vous, celle qui dit « S’il vous plait, mon Dieu, faites qu’un jour j’aie moi aussi autant à perdre. »

Là, des bébés ne naissent pas, un gamin courre après son père qu’il n’a jamais connu. Un homme trompe sa femme dans un motel miteux, l’œil rivé sur son portable. Plus tard, tu m’attires sur le lit et tu me fais boire du vin. Nous faisons l’amour, ardemment. L’amour de bord de route. Deux autres nettoient une écorceuse qui vient de broyer un gamin maladroit à la scierie. Pour évacuer l’odeur.

Machart dresse un tableau désespéré de l’Amérique profonde, de ces hommes incapables de communiquer qui se réfugient dans l’alcool, la religion ou le silence. Les nouvelles sont pour certaines, d’une beauté fulgurante mais aussi d’une tristesse absolue qui font que ce recueil, aussi fort soit-il, n’en est pas moins vaguement plombant et que, une fois la dernière page refermée, on est content, soulagé plutôt, de pouvoir passer à autre chose de plus léger. Et tant pis si c’est moins bien écrit…

La dernière nouvelle, Ce qui vous fait défaut, apothéose affligée, portrait d’un homme blessé dans son cœur et dans sa chair, qui porte les regrets de sa vie comme une seconde peau, clôt cette collection en beauté, si je puis dire. Elle vous fait pousser un soupir de soulagement à la fin mais vous ne pouvez réprimer une moue admirative malgré tout.

Dean Covin s’avance parmi vous en trainant la jambe, pose sur vous un œil empreint de douceur et de bonté, mais incontrôlable, vous tend une main agitée de spasmes, sachant, malgré ses blessures, ou peut-être à cause d’elles, qu’être un homme, un homme accompli, c’est faire en permanence l’expérience du manque.

Le Noir est la couleur de Bruce Machart. Un Noir chic et tout en nuances. Avec lui, c’est un peu « Le malheur si je veux ». Je vous aurai prévenus.

Des hommes en devenir, Bruce Machart, éditions Gallmeister.

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