Un jour où nous faisions nos courses dans notre librairie préférée, mon fils, douze ans, œil sévère, sourire en panne, m’a tendu innocemment ou presque, une petite BD au titre accusateur: Le guide du mauvais père. Imperturbable malgré le choc, je suis passé à la caisse sans un regard ni un commentaire pour mon boutonneux en devenir. C’est comme ça que Delisle est entré chez nous il y a quelques mois. Pas rancunier, je lui fais place dans ma bibliothèque.
Comment se perdre dans un désert surpeuplé ? Comment éprouver la pire des solitudes malgré la présence (voire la surveillance) permanente des autres? Il y a chez Guy Delisle, un sens du détail et de l’absurde qui font de lui un cousin assez proche du Bill Murray de Lost in translation. Delisle, dessinateur québécois, expatrié sur la lune pour les besoins d’un dessin animé, terrien en mission au milieu des martiens, martien au milieu des terriens. Un voyage de deux mois à Pyongyang, Corée du Nord, coincé, presque séquestré dans un pays prison, gris et bétonné, suivi comme son ombre par un guide et traducteur aux allures de robot, à la solde (obligatoire) du dernier régime stalinien au monde. Le voyage est édifiant, succession de tableaux pathétiques, souvent très drôles, révélateurs du lavage de cerveau collectif dont sont victimes les Coréens du Nord, de la laideur de leur capitale, de l’absurdité de ce régime. De très belles planches contemplatives qui révèlent, mieux que les textes, et de façon très poétique, un ennui incroyable et une infinie tristesse. Très beau.
Shenzen, c’est un autre voyage, une autre mission de trois mois cette fois, dans cette ville sans âme qui fait face à Hong Kong. Ennui (encore) et solitude. La différence c’est l’indifférence. Delisle dans l’antre du néo-capitalisme et de l’ultra individualisme culturel. Peu ou pas de contacts avec une population qui parait un peu déshumanisée, entièrement tournée vers le labeur, insensible, grise, dépourvue d’une réelle identité. Une ville de fourmis discrètes dans laquelle le dessinateur extra-terrestre ne peut trouver sa place. Un long voyage au milieu de l’empire de l’ennui.
Entre Pyongyang, l’ultra-staliniste fanatique et Shenzen la néo-capitaliste déshumanisée, Delisle traîne son blues occidental dans des hôtels tristes aux murs gris et aux salles de restaurant vides.
On lui souhaiterait vraiment de croiser Scarlett Johansson au détour d’un couloir…
Pyongyang, Shenzen, Guy Delisle, éditions L’association