J’avais 14 ans et pour moi la souffrance des autres n’était qu’un jeu, ce que je vivais me semblait irréel.
Si vous voulez savoir à quoi ressemblent les égouts de l’humanité, faire l’expérience d’une plongée au cœur des sales odeurs, disséquer le cadavre en putréfaction de notre société, je vous conseille la lecture d’Encore le dernier roman, primé d’Hakan Günday. Encore, c’est le récit à la première personne d’un bourreau ordinaire, d’un gamin, Gazâ, autant victime que tortionnaire, qui suit – il n’a pas le choix – les traces de son père dans l’exploitation froide et systématique de la misère moderne. Le père de Gazâ est passeur. Il cache puis conduit à des bateaux, tombeaux flottants, des migrants afghans, libanais ou autre, peu importe, qui laissent tout derrière eux et dépensent le peu qu’ils possèdent pour quitter l’enfer, plus que pour rejoindre le Paradis espéré.
Gazâ, pauvre gamin surdoué, orphelin de mère, maltraité par son père, devient au fur et à mesure, ce bourreau froid et pervers qui érige la cruauté ordinaire en bouclier pour se protéger et ne pas se laisser envahir par les sales vies qu’il croise.
Gazâ est en charge du dépôt. Une citerne aménagée qui rappelle la cale des bateaux négriers, où se joue le passage entre enfer et paradis espéré. Des migrants prisonniers, parqués pendant des jours sans savoir quand ils partiront, confinés comme des bêtes dans une cage hermétique, irrespirable. Alors Gazâ le gardien d’un troupeau désolant, observe le monde depuis son mirador virtuel. Il scrute la misère qui méprise la misère, il regarde les hommes se choisir des victimes expiatoires, des leaders de circonstance. Il expérimente et observe avec une froideur feinte. Gazâ court après son père, après sa mère après la raison même de sa présence parmi les hommes. Il s’interroge, commence à se torturer sans même le savoir. Et puis vient l’accident.
Je nettoyais des égouts. Et puisque c’était là ma tâche, je devais être le dieu des égouts !
Deuxième partie, après l’enfer, le Paradis ? Gazâ peut-il être un homme après avoir mené cette existence ? Y-a-t-il une rédemption possible ? Gazâ se perd, se retire du monde, cherche un sens à sa vie. Il tutoie la folie, explore les tréfonds de l’âme humaine, observe l’origine de la violence et de la haine puis finit, semble-t-il, par trouver son chemin en remontant jusqu’aux origines.
Roman incroyablement riche et puissant, Encore est un choc à portée sismique. Un tremblement de terre avec répliques. Regard noir sur le monde dans lequel nous vivons, sur l’homme, loup pour l’homme, sur la banalisation de l’exploitation de la misère, sur la solitude et la filiation, Grand roman hanté par l’ombre de Céline, Encore est un livre essentiel, une fleur magnifique qui sent les égouts.
Le fait qu’il y ait un enfer ne prouve nullement qu’il y ait un paradis.
Encore, Hakan Günday, éditions Galaade
7 réponses à “Encore – Hakan Günday”
jamais entendu parler de ce livre, ni de son auteur, ni même de la maison d’éditions ! (ouf, je connais quand même le Prix Médicis ^^) ça fait plaisir de découvrir, comme souvent sur ton blog, un roman qui a l’air superbe, et qui n’est pas du tout mis en avant ailleurs…
Mais t’es trop sympa, toi !
Bon tu sais : j’ai adoré et d’ailleurs je me suis procuré ses précédents romans …..je sens que cet auteur est fait pour moi
Tu me diras, je suis curieux de voir ce que tu auras pensé des autres
Ben , Eva , tout de même ….
Moi j’ai peur d’y aller (chochotte)
Il faut y aller, vraiment !
A découvrir