Sur les murs délabrés s’étale la grossièreté de la propagande. Des fresques interminables et onéreuses. Le visage accusateur des ayatollahs ; des drapeaux américains parsemés de têtes de mort; des jeunes filles en tchador brandissant des Kalashnikov ; des garçons marchant sur les cadavres ennemis. Dans ces rues, des femmes ont été lapidées, des hommes ont été pendus sur la place publique, des enfants ont été jetés dans des cars, la soi-disant clé du Paradis autour du cou, et envoyés dans le sud pour se faire exploser sur des champs de mines. Dans une cave quelque part, quelqu’un est en train d’être torturé. Une femme reçoit 50 coups de cravache pour avoir laissé échapper une mèche de cheveux de son foulard. Le printemps masque provisoirement la peur. L’époque est à nouveau à la délation, à l’humiliation, à la chasse en meute. Rien n’a changé. Comment tant d’espoir a-t-il pu être anéanti ?
J’étais bien sûr très curieux de découvrir Désorientale, un des roman phares de cette rentrée, un de ceux qui ne passent pas inaperçus et qu’on retrouve dans les diverses listes de prix qu’on décernera le mois prochain. C’est toujours curieux de savoir, de comprendre ce qui fait qu’un roman passe à travers les mailles du filet impitoyable de l’indifférence. Ce ne sera pas le cas de Désorientale, déjà un succès en librairies, bientôt un triomphe et qui mérite amplement tous les lauriers déjà récoltés. Un premier roman en plus, qui place d’emblée son auteure parmi les « stars » de l’écriture dont on guettera les sorties futures.
Un voyage familial, une saga irano-française étalée sur un siècle, celui qui a bouleversé la Perse, qui l’a vue sortir du Moyen-âge où elle vivait encore avant l’arrivée de Mohammed Reza, le Chah, avant les réformes du progressiste premier ministre Mossadegh, avant que l’Iran moderne ne naisse, s’occidentalise puis se referme sous le poids de la dictature et plus tard, sous celui, très sombre, de la révolution islamique.
Kimîa, la narratrice, dernière-née de la famille Sadr, fille au cœur de garçon qui a dû fuir le pays à onze ans avec les siens pour ne pas subir la répression politique, celle des mollahs sur lesquels le pays avait fondé ses espoirs, se retrouve dans la salle d’attente d’un hôpital parisien. Elle se prépare à devenir mère. Derniers instants avant l’insémination artificielle, avant de perpétuer la lignée.
Alors dans cette salle d’attente banale, elle refait l’histoire et raconte. Son père Darius, le grand homme, le dissident qui finira, c’était écrit, assassiné par les services secrets au service de la révolution. Sa mère, ses sœurs, ses oncles et tous les aïeuls. La petite histoire au cœur de la grande. Portrait sensible d’un pays incroyablement riche, d’un peuple parfois un peu perdu, vaguement schizophrène, Désorientale est aussi une superbe histoire familiale dont les dernières pages nous touchent jusqu’à l’émotion. C’est un adieu au passé, au père, à la mère, à l’enfance, aux racines, un adieu qui se fait à travers les yeux de Kimîa la désorientée, l’insoumise, déterminée à laisser derrière elle le poids beaucoup trop lourd d’un héritage dont elle ne veut plus.
Pour s’intégrer à une culture, il faut, je vous le certifie, se désintégrer d’abord, du moins partiellement, de la sienne. Se désunir, se désagréger, se dissocier.
Négar Djavadi n’est pas Kimîa. Même si, bien entendu, Désorientale retrace une partie de son parcours. Elle a eu, elle aussi des parents opposants politiques, elle aussi a dû fuir l’Iran par les montagnes du Kurdistan. Mais son père n’a pas été assassiné. C’est chez nous qu’elle a terminé son enfance et grandi, qu’elle a découvert cet individualisme et ce détachement, voire cette indifférence relative aux autres qui nous caractérise, parait-il. Djavadi parle du passage à une autre culture, nous raconte la difficulté à être né ailleurs, et nous laisse entrevoir ce que le déracinement peut bien signifier à l’heure où des bateaux échouent sur nos côtes, remplis de réfugiés venant d’Alep et d’ailleurs. Pendant ce temps-là, nous on cherche la bague de Kim Kardashian. J’ai bien peur qu’elle ait raison quand elle parle d’indifférence.
J’ai beaucoup aimé ce roman. J’ai eu l’impression de vivre avec cette famille finalement tellement proche de nous et de me laisser emporter par sa légende, de m’attacher à ses membres, de souffrir avec eux et Kimîa la rockeuse, frangine virtuelle née comme moi en 1971 et qui a grandi au son des Bauhaus, de Ian Curtis ou de Siouxie. Alors Je me suis vaguement laissé déborder par un chouïa d’émotion à la fin. Gorge serrée, pas fait le malin. Faudra pas le répéter.
Désorientale, Négar Djavadi, éditions Liana Lévi
6 réponses à “Désorientale – Négar Djavadi”
Le mec assis en face de moi dans le RER ce matin le lisait, et ça me donnait envie … Encore un à rajouter à ma liste! maintenant je t’imagine en ado gothique dans les années 80 avec teint blafard et cheveux crêpés, c’est malin ^^
Teint blafard oui, mais pas cheveux crêpés.
Pas du tout du même avis que toi ! ( vraiment pas beaucoup aimé, je vais essayer de dire pourquoi dans un billet…)
Tu étais déjà très sceptique voire pire sur le « les putes voilées… » qui est un cousin assez proche de Desorientale ?
Non, pas lu ! Mais certains commentaires m’avaient laissé à penser qu’elle ne faisait pas dans la demi-mesure 😉
Mes réticences ne sont pas de cet ordre ici . Je suis surprise du concert d’éloges que récolte ce bouquin, vraiment…
Oki j’attends ton billet !