J’ai beau retourner mes souvenirs dans tous les sens, je ne parviens pas à me rappeler clairement l’instant où nous avons décidé de ne plus nous contenter de partager le peu que nous avions et de cesser d’avoir confiance, de voir l’autre comme un danger, de créer cette frontière invisible avec le monde extérieur en faisant de notre quartier une forteresse et de notre impasse un enclos. Je me demande encore quand, les copains et moi, nous avons commencé à avoir peur.
Succès énorme. En passe de devenir un phénomène, en tête des ventes, en tête de gondole, en lice pour un prix majeur, la critique enthousiaste. Il fallait que j’aille voir du côté de ce premier roman dont on disait le plus grand bien. La dernière fois que c’était arrivé, c’était avec Bojangles le hit surprise du printemps d’Olivier Bourdeaut. Mais il avait ce côté feel good charmant mélancolique à vague tendance lacrymale. Petit pays n’a rien à voir avec ça. Mis à part, peut-être, dans sa première partie cette candeur enfantine dans l’évocation des années heureuses. Celles du bonheur simple de vivre dans l’insouciance d’une vie familiale harmonieuse et dans un pays dont le gamin ne perçoit pas encore les failles. Pour le reste, rien à voir.
Gaël Faye dont Gaby, le gamin narrateur n’est autre que le double, nous raconte ces quelques mois qui l’ont fait passer du bonheur à l’horreur. L’histoire d’un enfant et de ses copains, de sa famille, qui découvre l’enfer, piégé au cœur d’un des plus grands génocides de l’histoire moderne. 1993, Bujumbura, Burundi, le pays s’apprête à exploser à la faveur d’une situation politique instable sur fond de rivalité ethnique. Les hutu et les tutsi vivent ensemble depuis des décennies mais chacun sait que la haine veille et attend son heure. L’impensable se prépare. Les rumeurs courent. On massacrerait ici et là, dans les campagnes reculées, au Rwanda voisin aussi. Et chaque jour la menace se rapproche ; On se hurle la haine au visage. On se menace, on s’insulte.
Puis, le 6 avril 1994, l’avion qui transporte les présidents burundais et rwandais est abattu par un missile. Et la région bascule immédiatement dans le chaos. Les machettes remplacent les insultes. Huit cents mille morts en quelques mois. Les tutsi abattus comme des chiens par les hutu. Épuration ethnique. On connait l’histoire. Ses grandes lignes seulement parce que le Rwanda et le Burundi sont des pays lointains. Et que l’Afrique est violente, on le sait, que la mort pue et qu’on se bouche le nez. ça nous regarde à peine.
Gaël Faye nous parle de son enfance. Non, il n’a pas vécu tous les événements qu’il relate mais il a vu. Suffisamment pour ne pas oublier, pour livrer ce témoignage magistral écrit simplement, comme on raconte une histoire, sans rien cacher de l’horreur et des traumatismes, sans pathos et sans fausse pudeur. Alors oui, ce roman est bouleversant. Je ne sais pas s’il mérite le prix de l’écriture, il y aura sans doute des œuvres plus littéraires à récompenser, mais ce récit est assurément le plus fort de tous ceux que j’ai lu lors de cette rentrée. Il est nécessaire, violent mais jamais gratuit, il est juste et sincère et nous éclaire sur une abomination moderne qu’on a, semble-t-il, pas vraiment voulu regarder en face.
L’homme était en train d’essayer de se relever quand le gros caillou lui a fracassé la tête. Il s’est écroulé de tout son long sur le bitume. Sa poitrine se souleva trois fois sous sa chemise. Rapidement. Elle cherchait de l’air. Et puis plus rien. Les agresseurs sont repartis, aussi tranquillement qu’ils étaient arrivés, et les passants ont repris leur route en évitant le cadavre comme on contourne un cône de signalisation. La ville entière remuait, poursuivait ses activités, ses emplettes, son train-train. La circulation était dense, les minibus klaxonnaient, les petits vendeurs proposaient des sachets d’eau et de cacahouètes, les amoureux espéraient trouver des lettres d’amour dans leur boîte postale, un enfant achetait des roses blanches pour sa mère malade, une femme négociait des boîtes de concentré de tomate, un adolescent sortait de chez le coiffeur avec une coupe à la mode, et, depuis quelques temps, des hommes en assassinaient d’autres en toute impunité, sous le même soleil de midi qu’autrefois.
Petit pays, Gaël Faye, éditions Grasset
10 réponses à “Petit pays – Gaël Faye”
Et bien j’en entends beaucoup de bien mais pour l’instant il ne me tente pas… SAuf que justement, avec Bojangles cela m’avait fait pareil, et finalement j’avais craqué et adoré. Alors qui sait… ? 🙂
Franchement, je te le conseille. Difficile de ne pas se laisser prendre
Je n’en avais pas encore entendu parler de ce bouquin là mais ta superbe critique me donne envie de me plonger dedans. Je le note avec enthousiasme.
Mais enfin… c’est trop gentil, ça!
😉
pas encore lu d’avis négatif sur ce livre qui semble faire l’unanimité…Moi j’attends que Price Minister me l’envoie pour le lire, et je piaffe! si même toi tu es conquis…
Ton avis vient s’ajouter au concert d’éloges, apparemment mérités. Une lecture à venir, certainement.
superbe billet, as usual 😉
Je crains que ce grand succès public ne crée (un peu) une méprise: comme tu le fais bien remarquer, dans ce bouquin il ne s’agit pas du vert paradis de l’enfance. Dès le départ , Gaël Faye sait bien dans quel enfer il veut nous emmener. Les proportions du livre sont parfaites d’ailleurs , ce grand crescendo pour aller vers les cinquante dernières pages… Une grande réussite
Merci Mior, les 50 dernières pages, c’est quelque chose quand même …
[…] Source : https://letourdunombril.com/2016/10/13/petit-pays-gael-faye/ […]