Il m’est arrivé de croiser à plusieurs reprises les mêmes personnes dans les rues de Paris, des personnes que je ne connaissais pas. A force de les retrouver sur mon chemin, leurs visages me devenaient familiers. Elles, je crois qu’elles m’ignoraient et que j’étais le seul à remarquer ces rencontres fortuites.
J’essaie de comprendre, et depuis un moment déjà, ce qui m’arrive, quel phénomène presque physique se produit quand je lis un livre de Patrick Modiano. Je me demande s’il n’y a pas quelque chose dans ses romans qui se rapprocherait de l’hypnose. Je lis chaque phrase comme si elle m’était adressée, je m’étends dans un bain de ouate virtuel, un peu hagard, je me glisse dans le cocon, totalement absorbé par la torpeur agréable que seul les rêves les plus doux vous procurent.
Car on parle bien de rêve ici. De marge, de lisière, de frontière brumeuse avec la réalité. Un narrateur qu’on prendrait volontiers pour l’auteur se plonge dans des souvenirs vieux de cinquante ans et erre tel un fantôme dans les rues d’un paris éternel et pourtant partiellement envolé. Chaque coin de rue est l’occasion d’une rencontre qui rappelle des épisodes toujours mélanges de détails incroyablement précis et d’apparence anodine et de choses plus profondes dont on sent qu’elles dissimulent des secrets, des zones d’ombres, des menaces.
Oui on est bien chez Modiano, aucun doute possible. Des noms passent, des ombres du passé, des gens perdus de vue depuis des décennies qu’on recroise par hasard et qui se perdent à nouveau tels des fantômes de la mémoire qui se promènent dans les rues et donnent des rendez-vous informels à ce narrateur flottant qui ne semble pas toujours habiter sa vie, qui observe plus qu’il ne participe, revisite ces épisodes, recolle les morceaux d’un puzzle qu’il sait incomplet. Et puis il y ce meurtre quelque part au bout de ce labyrinthe au cœur de la mémoire.
Je me suis posé une dernière fois ces questions avant qu’elles ne se perdent sans réponses dans la nuit des temps.
Totalement hypnotique, ce Souvenirs dormants n’est sans doute pas la porte d’entrée principale à l’œuvre de Modiano. Elle en déroutera certains et ravira les autres. Moi je flotte, à mi-chemin entre réalité et rêve, j’observe cette âme qui déambule dans les rues qui sont les miennes aujourd’hui, Monge, Quatrefages, j’entends les sonneries du téléphone qui se perdent dans la nuit, je vois les noms griffonnés sur un carnet, des noms qu’on ne relie plus à rien, qui se perdent dans le labyrinthe et je me dis que Modiano est le magicien de la mémoire.
Souvenirs dormants, Patrick Modiano, éditions Gallimard.
2 réponses à “Souvenirs dormants – Patrick Modiano”
Vraiment génial cet article ! J’adore ! Merci !
Et merci Sophie !!